Questions sémiotiques de comparabilité

 

Cultures et valeurs*

Questions sémiotiques de comparabilité

Auteur : Denis Bertrand (Université Paris 8)


Auteurs cités : M. Blanchot / J-F. Bordron / J-Cl. Coquet /  G. Dumézil / J. Fontanille / A-J. Greimas / E. Landowski / M. Leone / Cl. Lévi-Strauss / P. Marillaud / H. Parret / P. Ricœur  / Cl. Zilberberg / A. Zinna /


Introduction

Je veux remercier tout d’abord Pierre Marillaud et Alessandro Zinna ainsi que les organisateurs de l’historique colloque d’Albi, pour l’honneur qu’ils m’ont fait de m’inviter, en tant que Président de l’Association Française de Sémiotique, à ouvrir nos débats. Introduire une sémiotique à hauteur des concepts de culture et de valeur : l’enjeu est de taille ! S’ouvre devant nous la bibliothèque de Babel, la bibliothèque absolue. Et donc, tout de suite, il nous faut songer à des restrictions : s’il convient de ne pas perdre de vue la visée du territoire d’ensemble, il est bien sûr indispensable d’articuler le parcours qui y conduit et d’en baliser le chemin. La première de ces restrictions concerne ce que la sémiotique peut apporter en propre à un domaine de recherche profondément travaillé par d’autres disciplines, l’anthropologie bien sûr, mais aussi la philosophie, l’histoire, la sociologie, les sciences cognitives et, bien entendu, la sémiotique des cultures elle-même.

Une des spécificités sémiotiques, définitionnelle on s’en doute, concerne le concept de valeur et cette coalescence particulière des acceptions linguistique, économique et axiologique propre au champ disciplinaire qui est le nôtre. Je voudrais dans un premier temps revenir sur cette articulation interdéfinitionnelle et en interroger les enjeux. Puisque mon titre indique, à propos du paradigme cultures / valeurs : « questions sémiotiques sur la comparabilité », je souhaiterais retenir ensuite, sous cet éclairage de l’approche de la valeur, trois ordres de questions qui me semblent fournir un cadre au problème de la comparabilité :

La question du plan de pertinence, tout d’abord, et sous-jacent à ce terme polysémique de « plan », les différents plans qui se dessinent comme un fond de toile pour toute analyse comparative : plan d’immanence – dont la problématique a été l’objet du Séminaire de sémiotique à Paris, cette année – mais aussi plan de transcendance, plan de référence, et interactions entre ces plans.

La question de l’objet ensuite, je veux parler de l’objet-langage qui constitue le filtre obligé de nos investigations et de nos expériences du sens intégrées à ce qu’on nomme « culture ». Or cet objet a connu, depuis l’origine de la sémiotique jusqu’à ses développements les plus récents, une extension qu’on pourrait dire continue, au-delà de ce qu’on reconnaissait traditionnellement comme discours, et qui s’assimile par exemple, aujourd’hui, à ce qu’on appelle les « pratiques ». Il me semble important d’interroger cette extension.

Enfin, la question téléologique, celle des orientations que toute approche syntagmatique du sens semble curieusement appeler comme une inhérence. J’envisagerai cette pensée du téléologique, au-delà du traditionnel schéma narratif, à travers quelques motifs qui, comme celui du progrès ou de la généalogie, déterminent la comparabilité.

Le temps d’un bref exposé sur d’aussi vastes problématiques oblige à une rude synthèse, que je vais tenter. Mais il me semble que ces trois questions, avec leurs implications, forment une sorte d’organon, pour employer ce mot de la scolastique, c’est-à-dire un « instrument » qui conditionne notre manière d’observer et d’analyser. Pour les illustrer, je terminerai par le commentaire d’une brève citation de Georges Dumézil.

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1. Approche définitionnelle de la valeur

Maurice Blanchot, dans Le Livre à venir, écrivait ceci : « Assurément, de même qu’il y a dans la société moderne des systèmes de valeurs particuliers – l’économique, le religieux, le militaire – qui subsistent côte à côte, séparés par des cloisons étanches, bien que chacun tende aussi à dominer les autres, de même l’écrivain est fragmenté en modes d’expression distincts, en langages sans commune mesure, sans contacts et presque intraduisibles, entre lesquels il faut chercher un équilibre qui lui permette d’éviter la dissolution ou de la diriger. » 1

Cette observation de Blanchot, en deçà de la réflexion concernant le statut de l’écrivain – sur laquelle je reviendrai à travers les « instances » qu’elle fait surgir –, intéresse notre propos pour deux raisons : la mise en rapport impérieuse des « systèmes de valeurs » avec le langage dans la réalité vivante du discours (verbal ou non verbal) ; et le statut de la comparaison, posé ici comme une simple analogie par parallélisme (« de même que…, de même… ». Cette forme, évidemment sommaire, ouvre surtout des béances et, en tout premier lieu, la béance sur ce qui fonde la comparabilité, c’est-à-dire l’examen des « rapports de ressemblance et de différence » entre les objets considérés et, au-delà, la possibilité de les « rapprocher en vue de les assimiler » (je me fonde ici sur la définition de « comparaison » du Petit Robert).

La question de la valeur est co-extensive avec celle du langage. Quels sont ses régimes d’articulation avec lui ? Comment les problèmes de prééminence axiologique entre les systèmes de valeur (entre, par exemple, sacré et profane, vrai et mensonger, beau et laid, juste et injuste) prennent-ils forme et se structurent-ils en relation avec le discours en acte, depuis les formes d’organisation internes de ses formants jusqu’aux tensions entre les instances qui en sont parties prenantes ? Vaste question. Mais il suffit de penser aux conflits entre les visées du désir et les obligations du devoir dans les monologues de la tragédie classique, ou entre les valeurs du social et celles de l’économie dans la délibération politique contemporaine pour se persuader de son importance.

La sémiotique est bien placée pour tenter d’y répondre. Un simple regard rétrospectif sur son histoire montre que la problématique de la valeur l’a accompagnée de bout en bout, de manière à la fois constante et différenciée : elle était, dans les années 1960, au centre de la sémantique structurale, dans la définition contextuelle du sémème et des isotopies ; elle était également, dans les années 1970, au cœur de la narrativité, lorsqu’il s’agissait de définir le statut des objets justement dits « de valeur », dans la visée des sujets ; elle l’était encore, dans les années 1980 et 1990, lorsque la sémiotique a entrepris l’étude des passions et des axiologies – cognitive, esthétique et éthique notamment ; elle l’est toujours, au XXIe siècle,  mais dans une perspective renouvelée, depuis que les sémioticiens ont réévalué l’héritage de la phénoménologie dans l’appréhension des dimensions corporelles et sensibles de la signification.

Mais il nous faut bien sûr, ascendance philologique oblige, commencer par le parcours figuratif au sein du sens des mots. L’axiologie, terme philosophique à spectre assez étroit que la sémiotique a contribué à étendre, remonte au verbe grec axioun « juger digne, valable ». Or, ce verbe est de la même famille que agein « conduire » qui a donné « agir », mais qui signifiait à l’origine « entraîner par son poids », d’où « peser », « peser un certain poids ». De cette parenté est issu axios « ce qui est convenable, ce qui vaut, ce qui mérite », qui a donné, outre le terme axiome « vérité générale admise de tous », le mot axiologie, au sens restreint d’abord (en 1902) de « science des valeurs de vérité, des conditions de vérité », qui sera ensuite élargi aux différents paradigmes de valeurs.

Je voudrais retenir de cette rapide enquête quelques traits : la parenté étymologique de l’axiologique avec l’agir, tout d’abord, qui indiquerait que les deux domaines conceptuellement séparés sont formellement liés : celui de l’action (ou de la pratique), effective ou mise en discours au moyen de modèles narratifs, et celui de l’axio qui donne sens à l’action en l’enveloppant de part en part – depuis la première sommation du sens jusqu’à l’orientation et à la finalisation globale des discours et des actes – dans ce qu’on appelle la valeur. Mais, deuxième trait, le mode d’action qui serait à l’origine de l’axio (et de ses dérivés, de l’axiome à l’axiologie) est lié à la fatalité de ce qui pèse un certain poids. La valeur viendrait ainsi d’elle-même, de sa force d’inertie et d’entraînement, de ce qui, à force de peser, finit par s’imposer comme « ce qui vaut ». Ce second trait me paraît suggestif dans la mesure où la valeur se trouverait prise d’abord dans l’impersonnel d’une praxis. J’entends ici bien sûr la praxis énonciative, parole collective en acte dans la diachronie comme dans la synchronie qui, par le poids de l’usage, impose sa loi à toutes les énonciations individuelles passantes.

Le Vocabulaire européen des philosophies, dirigé par Barbara Cassin (Paris, Seuil, 2004), a pour sous-titre « Dictionnaire des intraduisibles ». Il compare et confronte les concepts philosophiques dans les différentes langues occidentales, Il ne dit presque rien à l’entrée « valeur » mais l’inscrit dans une série de paradigmes, en renvoyant à chaque fois au deuxième terme de la catégorie : valeur et vertu, valeur et vérité, valeur et économie, valeur et esthétique, valeur et sens. On pourrait décliner aussi les domaines sémiotiques qu’appellent particulièrement chacune de ces catégories pour contrôler la polysémie du terme  2.

Mais je voudrais ici insister sur la spécificité de la théorie sémiotique de la valeur et sur ce qui fonde à mes yeux sa légitimité indépendamment, ou à distance égale, de la philosophie et de la linguistique. Le propre de la sémiotique est d’assurer la mise en cohérence de ces différents sémèmes et des paradigmes qui les déclinent dans l’étroite combinaison de trois ordres de la valeur : l’ordre sémantico-langagier, l’ordre économico-narratif et enfin, l’ordre axiologique lui-même et ses domaines. On connaît la transversalité disciplinaire de la sémiotique, qui justifie sa relation avec les autres disciplines des sciences humaines et la rend problématique. Une des marques les plus prégnantes de cette transversalité est sans doute la notion de valeur. Car elle entend justement conjuguer les trois grandes acceptions de ce concept que je viens d’indiquer.

  • L’acception linguistique d’abord, qui associe valeur et manifestation première du sens. Saussure désigne par le mot « valeur » tout élément de signification attribué négativement à un terme. La valeur n’est pas définie en elle-même, comme un contenu supposé  inhérent au terme, mais par ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire par ses rapports différentiels avec d’autres termes dont la confrontation avec le premier fait surgir des valeurs proches, comparables ou opposées selon un modèle catégoriel (le carré sémiotique en sera une forme déployée) ou, plus récemment, tensif (je dirais, infra-catégoriel : « sous le sème, y a quoi ? » disait Claude Zilberberg). C’est dire que la signification n’est faite que de valeurs relatives, qui se déterminent les unes les autres, dans un jeu de formes dont les unités sémiques sont les éléments constitutifs, redéfinis comme des valences, c’est-à-dire des potentialités de valeur.
  • 2. L’acception narrative, ensuite, qui va connaître son essor avec la théorie du récit et son extension en narrativité généralisée, comme composante centrale du parcours génératif de la signification. Cette conception de la valeur renvoie aux fondamentaux de l’économie. Elle désigne ce qui est attribué aux biens matériels (ou non, rappelons-nous des indulgences) et conditionne leurs transferts et leur circulation entre les agents. Cette circulation, en circuit social fermé, passe par les mécanismes de la valuation réciproque, de la négociation ou du conflit, du don et du contre-don (cf. Mauss). Les réglages modulables de l’évaluation et les mouvements continus de cette circulation par le jeu de l’offre et de la demande entre les actants définissent à chaque instant la valeur de la valeur (la valence ici redéfinie), en ajustant les  équivalences entre les objets.
  • L’acception axiologique, enfin, désigne les univers de valeurs – véridictoires, éthiques, morales, esthétiques, etc. – rapportés aux champs de discours qui les définissent, les mettent en scène et les mettent en jeu, dans ce que la sémiotique des années 70 appelait alors l’idéologie. L’axiologie désignait le statut paradigmatique des valeurs, et l’idéologie leur statut syntagmatique.

Comment ces trois acceptions de la valeur, avec leurs variations intensives (valeurs d’absolu vs valeurs d’univers chez Zilberberg) sont-elles inéluctablement co-présentes dans le discours ? Comment s’inscrivent-elles dans une relation d’inter-dépendance ? La sémiotique considère en effet ces relations comme impératives, tout d’abord, parce qu’elle attache toute considération sur le sens à sa manifestation dans un langage, fût-ce celui de la perception elle-même (acception 1) ; ensuite, parce qu’elle postule qu’au cœur de toute organisation discursive manifestée se trouvent des structures sémio-narratives qui prennent en charge la communication des valeurs entre les sujets (acception 2) ; et enfin parce qu’elle considère que les discours sont les espaces d’accueil des axiologies de toutes natures qui en définissent les structures profondes (acception 3). Ainsi, plutôt qu’un réseau cumulatif d’acceptions disjointes, la valeur s’inscrit dans une hiérarchie de déterminations au sommet de laquelle prend forme l’écran des langages.

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2. Trois questions

C’est donc à partir de cette position que l’on peut décliner les trois questions annoncées, qui commandent, me semble-t-il, la possibilité de la comparaison des formes culturelles dans leur infinie diversité.

  1. La première question est celle du plan de pertinence. On se souvient de l’insistance avec laquelle Greimas recommandait, comme premier acte du chercheur, l’établissement de ce plan défini, à la base, je cite le Dictionnaire de sémiotique, comme « une règle de la description scientifique (…) selon laquelle ne doivent être prises en considération, parmi les nombreuses déterminations possibles d’un objet, que celles qui sont nécessaires et suffisantes pour épuiser sa définition » dans le cadre de l’analyse (Dictionnaire, entrée « Pertinence », p. 276). Comme le disait Georges Dumézil : « je suis parti de l’idée qu’une religion, comme n’importe quel ouvrage de l’esprit, forme une unité (…) un cadre senti comme organisé. (…) Mais l’application du principe n’était pas facile : comparer quoi ? comparer comment ? Par où commencer » (p. 117) Dans une perspective didactique, ce principe se prolonge en une règle déontique qui renvoie à l’assomption d’un point de vue, lequel détermine, par extraction, la définition du corpus. A titre d’illustration, je peux évoquer le petit exercice médiatico-sémiotique hebdomadaire auquel je me livre, depuis trois ans, pour France 5 sous la forme d’une chronique intitulée « Denis décode ». Le principe de pertinence est la règle sur laquelle je me fixe obstinément pour tenter de construire, à chaque fois, le point d’attache du commentaire. Le plan de pertinence qui en découle est une stabilisation de l’observable au service des effets pragmatiques de la signification : par exemple,  la syntaxe de la concession dans le discours des journalistes qui rendent compte de l’enquête sur un suspect dans un fait divers. Le mécanisme itéré du « certes… mais », instille puis consolide le soupçon. Ou bien, la perfusion des rôles thématiques dans l’information en continu, qui tend à affaiblir les frontières de la médiation au profit des effets de réel de l’immédiateté.

Mais cette démarche méthodologique a une portée plus profonde. Elle est le décalque, dans la pratique de l’analyse, de la condition culturelle d’existence de la valeur dans les trois acceptions que nous avons vues. Elle repose ici sur l’établissement d’un plan d’immanence, et détermine le pouvoir-être de la comparaison. Alessandro Zinna, dans son étude présentée ici même l’an passé sur les « formations sémiotiques », met en évidence l’importance décisive de ce concept de plan, en reprenant, à la suite de Deleuze, les spécificités des plans d’immanence, de transcendance et de référence pour l’étude des discours, des objets et des pratiques culturelles. Je prendrai juste un exemple récent pour les illustrer. L’âpreté passionnelle du conflit en France autour de la réforme du « mariage pour tous », le mariage homosexuel, peut être comprise comme l’inconciliable confrontation de deux horizons de pertinence : un plan de l’immanence chez les défenseurs de cette réforme, opposé à un plan de transcendance chez ceux qui la combattaient. Ce dernier reposait sur la convocation du sacré, dont la définition par René Thom rappelée et commentée par Alessandro Zinna, éclaire le sens de l’événement : le sacré se caractériserait par la condensation maximale des prégnances « attraction-répulsion », cet axe « compactifié, écrit René Thom, par un point à l’infini » (cit., Zinna, p. 13), définirait le sacré, engendrant et justifiant du même coup l’immobilisation radicale de la position qui l’assume.

2. J’évoquerai plus brièvement la deuxième question qui conditionne la comparabilité. Celle de la constitution de l’objet à travers l’intégration des langages. L’extension du champ du langagier dans l’appréhension sémiotique est un phénomène marquant de ces dernières années : depuis l’ancienne distinction entre sémiotique des langues naturelles et sémiotique du monde naturel, puis, sémiotique verbale, sémiotique visuelle, etc., le paysage s’est profondément modifié. Un vaste processus d’intégration s’est engagé, avec les propositions conceptuelles qui permettaient d’en assurer le plan de pertinence. Je pense notamment aux  travaux sur la sémiose perceptive et sur le problème des significations sensorielles, mettant le corps au centre du jeu sémiotique (cf. J.-F. Bordron, J. Fontanille, J.-Cl. Coquet, A. Moutat, etc.) ; je pense également à la prise en compte des situations et des pratiques. Aujourd’hui, on rencontre souvent, comme un syntagme figé, les « discours-objets-pratiques ». (cf. la sémiotique des pratiques de J. Fontanille). Alessandro Zinna, que je citais à l’instant, écrit : « La variété des interactions et des croisements entre discours, objets et pratiques peut être étendue à la dynamique de tout champ du savoir. » (« Formations sémiotiques », p. 3, fin de citation) Ces interactions permettent de considérer cet ensemble comme une « unité d’étude » que Zinna propose d’appeler, sur le modèle des « formations discursives » de Michel Foucault, une « formation sémiotique » (p. 2). Le problème est alors de comprendre comment les discours, objets et pratiques peuvent « converger » vers cette unité d’analyse dans une dynamique de variations, de changements, de transformations et de mutations continus, selon des rythmes évolutifs hétérogènes, selon des tempos différents en synchronie, selon des superpositions et des syncrétismes variés dont les processus reposent sur « la diversification des valeurs sous-jacentes » (ibid. p. 11), prises en charge par la praxis énonciative et par la sédimentation des compétences. On pourrait prendre l’exemple des technologies numériques dans la communication aujourd’hui, où l’ombre portée des pratiques anciennes persiste et engendre un décalage entre le possible et le réalisé.

3. La troisième et dernière question sémiotique sur la comparabilité concerne ce que j’ai appelé l’orientation téléologique. Elle couronne, pour ainsi dire, les deux questions précédentes. On sait que le caractère relatif du fameux schéma narratif greimassien relève précisément de son orientation finalisée vers l’accomplissement, vers la réalisation du sujet au terme de son parcours, mais il révèle en même temps la prégnance du fait téléologique. Claude Lévi-Strauss consacre deux chapitres de son célèbre essai Race et histoire à la question du « progrès » : elle scande même l’ouvrage, comme deux points d’accentuation : chapitre cinq, « L’idée de progrès », chapitre 10 et dernier, « Le double sens du progrès ». Il s’agit, à chaque fois, d’en relativiser la notion, au nom des discontinuités et des « changements d’orientation » qui en affectent le cours, au nom des « corrélations fonctionnelles » et, dirions-nous, tensives, entre phénomènes contradictoires (comme progrès technique corrélé à l’exploitation de l’homme par l’homme, par exemple). En travaillant de mon côté, sur les relations problématiques entre « diachronie et progrès », lors du dernier congrès de l’AFS à Liège consacré au renouveau de la réflexion sur la diachronie, j’ai pu constater que la diachronie a moins pour opposant la synchronie, elle-même vouée aux inscriptions du temps, que l’illusion téléologique du progrès contre laquelle le terme diachronie s’est pour une part construit. Dans une analyse sémiotique récente du fondamentalisme religieux, Massimo Leone fait l’hypothèse qu’à l’idéologie structuraliste des saillances sur un horizon ouvert de potentialités de sens s’oppose, comme un recours, l’idéologie de la répétition fondé sur l’illusion de la nécessité téléologique. Je voudrai évoquer d’un mot enfin, la critique de la généalogie, développée par François Noudelmann 3, à partir des thèses d’Edouard Glissant sur la « désappropriation de la mémoire et la liberté de se relier à d’autres histoires » 4 dans le lieu commun du Tout-Monde. La généalogie y apparaît comme une téléologie inversée, justifiant les fins dernières par l’illusion des origines.

Sous les termes de « retard » ou d’« avancées », par lesquels souvent s’exprime d’emblée la comparaison entre les cultures, la contrainte téléologique pose le problème de l’illusion perceptive et partant, la problématique du point de vue (cf. Cl. Lévi-Strauss, op. cit., p. 44-45, sur les cultures qui paraissent inertes et stationnaires vs celles qui paraissent en mouvement). Dès lors, le questionnement sémiotique sur la téléologie apparaît clairement comme une condition centrale pour la comparabilité des cultures et des valeurs.

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Conclusion

J’ai passé en revue trois questions – plan de pertinence, dimension de l’objet, contrainte téléologique – déterminant ensemble les positions énonciatives soumises au point de vue. S’y croise le double souci de la sémiotique : celui de l’articulation des contenus, et celui de la méthode pour en extraire des significations assurées de comparabilité. J’aimerais, pour finir, et dans la mesure où elle condense le parcours que je viens de proposer, commenter en quelques mots une formule de Georges Dumézil dans le court « Avant-propos » de son livre d’entretiens avec Didier Eribon en 1986  5 : « On croit pincer l’œuvre, on tire des lambeaux d’homme », écrit-il. « Pincer ». C’est la saisie, la prise et la reprise, selon les règles de pertinence du plan d’immanence. « L’œuvre », c’est l’objet, en tant que réalisation mais aussi comme incomplétude, avec l’entour pragmatique qui appelle à en élargir les régimes d’immanence. « On tire » (on tire des lambeaux d’homme), c’est l’opération d’extraction, comparable à celle du pécheur qui livre sa ligne déterminée dans l’océan de l’indétermination. Les « lambeaux », figurent la confusion méréologique, le caractère aléatoire des parties en attente de règles d’organisation, mais en dehors justement de toute présupposition téléologique. Et l’« Homme », des lambeaux d’homme, ici ambigu, homme-objet de la recherche et du savoir ou homme sujet de cette recherche ? Il dessine son mode de présence à travers cette ambiguïté, figure incertaine, à la fois visée de la quête et écran à sa réalisation.

 

Bibliographie

Blanchot, Maurice, Le Livre à venir (1949), Gallimard, Folio Essais, 2005.

Dumézil, Entretiens avec Didier Eribon, Paris, Gallimard, « Folio.Essais », 1987.

Coquet, Jean-Claude, Phusis et logos, Saint-Denis, PUV, 2007.

Greimas, Algirda-Julien et Courtés, Joseph, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979.

Lévi-Strauss, Claude, Race et histoire, Paris, UNESCO, 1952 ; Paris, Denoël, 1987.

Ricœur, Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

Zinna, Alessandro, « Les formations sémiotiques », VS. Quaderni di studi semiotici,   n° 114, Milan, Bompiani, 2012, p. 127-147.

Publié le 20/11/2015

 

Mots clés
cultures / valeurs / comparaison / formations sémiotiques /


* Conférence d’ouverture du XXXVe colloque d’Albi. Denis Bertrand est le Président de l’Association Française de Sémiotique.


Résumé

Sur la base des acceptions conjointes et entrelacées du concept de valeur en sémiotique – acception linguistique, acception économico-narrative, acception axiologique – l’auteur propose de préciser les trois ordres de questions qui fondent la réflexion sémiotique sur la comparabilité des cultures : la question du plan de pertinence qui soutient la possibilité de l’analyse, la question de l’objet qui définit la possibilité du corpus, et la question téléologique qui permet d’interroger le problème de la variation.

 

 

Notes:

  1.  M. Blanchot, Le Livre à venir  (1949), Gallimard, Folio Essais, 2005, p. 157.
  2. Les rapports entre « valeur et vertu » renvoient à la distinction entre éthique et morale, que Paul Ricœur établit rigoureusement sur une base modale. Il note ainsi que l’éthique est téléologique et que la morale est déontologique : l’éthique suppose la visée utopique d’un vouloir, quand la morale exige la conformité à un devoir soumis aux prescriptions d’un Destinateur.
    Les rapports entre « valeur et vérité » profilent, d’un point de vue sémiotique, les problèmes de la dimension cognitive des discours, avec les tensions entre le croire et le savoir (dont Greimas soulignait, dans Du sens II, leur appartenance au même univers épistémique). Mais ces rapports entre « valeur et vérité » font aussi apparaître le primat des modalités véridictoires sur les modalités épistémiques et plus profondément sur les modalités aléthiques. L’invention greimassienne de la véridiction consiste surtout, comme on le sait, à rendre sensible la dramatisation intersubjective des effets de vérité lorsqu’on remonte, par présupposition, de l’objectivité apparente du « devoir être » dans les modalités aléthiques à la subjectivité assumée du « croire être » dans les modalités épistémiques, et de celles-ci aux jeux narrativisés, et souvent conflictuels, du paraître et de l’être dans la véridiction.
    Les rapports entre « valeur et économie » imposent cette dernière comme la discipline par excellence de la valeur, dans l’établissement, la négociation et l’échange des biens et des produits. Cette acception économique de la valeur sous-tend l’essentiel de la conception sémiotique de la narrativité.
    Les rapports entre « valeur et esthétique », si abondamment développés par les sémioticiens, reposent pour une large part, depuis les travaux dans le domaine de la sensorialité, sur l’esthésie, sur l’avènement du sens dans l’événement de la sensation.  Ces travaux ont donné lieu à des approches diverses mais convergentes. On peut penser, entre autres, aux syntaxes figuratives des modes du sensible (Jacques Fontanille), à la sémiotique des instances énonçantes et des rapports entre phusis et logos (Jean-Claude Coquet), à la sémiotique de la présence (H. Parret) et des interactions esthésiques (E. Landowski), à la sémiotisation de la genèse du sens dans la perception (J.-F. Bordron), et à la relecture enfin de l’ancienne rhétorique (dont nous pensons, avec Jean-François Bordron justement, qu’elle devrait faire l’objet aujourd’hui d’une nouvelle synthèse).
  3. cf. F. Noudelmann, « La Traite, la Shoah… sur les usages d’une comparaison », in « Edouard Glissant. La pensée du détour », Littérature 174, Paris, Larousse, juin 2014, pp. 104-113.
  4.  Ibid., p. 112.
  5.  Georges Dumézil, Entretiens avec Didier Eribon, Paris, Gallimard, « Folio.Essais », 1987, p. 13.