argumentaire

 Utopies et formes de vie

Mythes projectifs, valeurs-temps, prototypes et matières

 

Hommage à Paolo Fabbri


Le colloque d’Albi, en 2015, avait posé la question de la durabilité. Poursuivant cette thématique, le XXXVIIe colloque d’Albi voudrait se centrer sur l’importance des mythes projectifs en explorant la relation entre utopies et formes de vie  : quelle relation avec le temps  ? Quelles implications avec la quête de prototypes et l’anticipation de nouvelles matières  ?

Le colloque est un hommage à Paolo Fabbri à l’occasion du prix conféré au documentaire « La solution radiochat », lauréat du  concours audiovisuel de l’ANDRA 1 « Regards sur les déchets radioactifs ». Le synopsis de présentation résume ainsi la proposition avancée par Françoise Bastide et Paolo Fabbri  :

 « Pendant les années 80, les projets de stockage souterrain de déchets radioactifs se multiplient et soulèvent la question de la ‘sémiologie nucléaire’. Il faut concevoir un code, un langage durable qui indiquerait la dangerosité de ces sites de stockage destinés à durer des millions d’années. Deux scientifiques proposent alors de créer une race de chats qui changeraient de couleur à proximité de substances radioactives. Aujourd’hui, contre toute attente, le folklore autour de ce projet rocambolesque pourrait bien constituer l’une des pistes les plus intéressantes pour répondre aux enjeux de la sémiologie nucléaire » 2.

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Articulation de la problématique

Les mythes, on le sait, sont le véhicule le plus efficace pour transmettre des significations résistantes à l’effacement des codes éphémères des langages humains. Malgré la transformation des supports linguistiques, un récit ou un rite peuvent, par leur impact, être traduits dans d’autres langues traversant ainsi, indemnes, les changements sémio-linguistiques. Or, si rites et récits peuvent se maintenir à travers les mutations des codes, cela est dû à leur ancrage dans les pratiques chargées d’en amplifier et transmettre le sens. Une telle codification, peu sensible au mode sémiotique adopté, est confiée aux pratiques de mythologisation qui ont plus de chances de pérenniser la transmission de l’information.

Le rapport de la mythologie au temps pose pourtant plusieurs ordres de problèmes. Le plus souvent les anthropologues décrivent des mythes relatant les grands événements du passé  : grâce aux récits des origines ils reconstruisent les mythes de fondation  ; grâce aux récits théogoniques et cosmogoniques ils retracent la vision qu’a une culture de la naissance de ses dieux et de l’univers. Dans la plupart des cas, il s’agit de la narration d’un événement qui a déjà eu lieu et dont, par l’institution de rites, la répétition cultuelle prend en charge la transmission et la mémoire.

A la suite des Mythologiques de Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes a  décrypté les petites mythologies du présent. Ciblant la logique des signes efficaces, cette mythologie mineure reste essentielle à la recherche du sens des objets au quotidien. Sous son influence, les sémiologues ont interrogé les idéologies du présent par une opération de signe contraire, celle de la démystification (cf. Eco-Fabbri, Greimas). (Axe 1)

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Sur les mythes projectifs

Dans La pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss a proposé de distinguer les cultures selon leur gradient thermique, en distinguant les cultures froides et les cultures chaudes. Il attirait ainsi l’attention sur leur rapport au temps  : les cultures froides sont fondées sur la temporalité cyclique et alternée du jour et de la nuit ainsi que des saisons  ; les cultures chaudes, en revanche, suivent la progression d’un temps linéaire vécu selon l’ordre chronologique. Le plus souvent, dans les sociétés premières, le grand événement a déjà eu lieu et le temps est cyclique. En revanche, les cultures qui conçoivent le temps comme progressif et linéaire accordent leur attention aux événements à venir, dessinant alors des mythes projectifs. On pourrait caractériser les sociétés chaudes par les valeurs-temps attribuées aux objets et aux événements futurs, un trait bien visible dans les phénomènes de mode, comme dans la quête frénétique des prototypes et des tendances. (Axe 2)

Au-delà des mythologies du présent, les récits d’attente de grands événements s’éloignent de la visée rétrospective pour interroger le temps futur. Si, traditionnellement, ces discours se présentaient sous le mode de la divination ou de la prophétie, la modernité y substitue celui de la prédiction et de la prévision. Dans nos sociétés, ce sont le plus souvent les récits scientifiques qui jouent ce rôle de grandes narrations  : l’utopie du ‘durable’ ou de la catastrophe de Gaïa annoncent les formes de vie que nous réservent ces deux scénarios alternatifs.

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Les utopies au temps de l’anthropocène

Les utopies peuvent être considérées comme une autre création propre aux « cultures chaudes ». Répondant à la logique des mythes projectifs, en tant que formes de vie idéales, elles proposent d’abord de localiser celles-ci dans un autre espace. Relisant Thomas Moore, Louis Marin avait insisté sur la nature géographique des utopies. En tant que « jeu spatial », elles permettent d’explorer, par contraste, un ensemble d’idées concernant les relations sociales, les codes moraux, les systèmes politico-économiques. De l’île de Moore, du phalanstère de Fourier, de la ville transparente de Kurt Kusenberg jusqu’à la colonisation des océans ou de l’espace, la vie autrement et ailleurs est la constante de ces récits.

On peut se demander cependant si notre présent n’est pas en train de produire des dystopies. De fait, l’imaginaire de la colonisation des autres planètes, comme de celle des océans, ne serait que la conséquence de la croissance démographique  ; la ville transparente imposant un style de vie sans secrets engendrerait un régime de visibilité totalitaire proche du panopticon de Foucault  ; la limitation de la société de la consommation résulterait de la finitude des ressources  ; le changement des modes de production et l’invention de nouvelles matières serait une manière de réduire la pollution et la production de déchets. L’utopie des formes de vie ‘durables’ se présenterait ainsi comme une utopie contrainte ou même comme l’inversion de l’utopie tout court, car il faut résister au présent pour préserver un futur soutenable.

Dans « No future. Vive l’avenir » Bruno Latour décrit cette nouvelle vision opposant drastiquement le futur de l’holocène à l’avenir de l’anthropocène. Depuis que l’humanité a la possibilité de déterminer le sort de la planète, depuis l’avènement de l’anthropocène, la perception du futur a changé la manière même de penser l’utopie. Le ‘durable’ nous impose des utopies de repli. Les grandes narrations de la science signalent ce seuil géographique ou temporel dont le dépassement rendrait la catastrophe irréversible. L’avenir laisse alors la place aux formes de vie propres à la résistance.

La société idéale de Thomas Moore, cette île d’Utopie, pourrait devenir le ‘lieu d’un impossible bien être’. Pour la première fois l’humanité engage sa responsabilité dans la transmission aux générations futures d’un possible non-lieu. Nous sommes alors censés acquérir les compétences pour empêcher la transformation ultime de la planète  : de l’observation de la couche d’ozone au contrôle du niveau de la glaciation, de la mesure de la pollution au contrôle des déchets nucléaires, cette vigilance continue implique la quête d’un savoir et d’un pouvoir capables, d’une part, de prévoir et de fixer le seuil de non-retour de l’événement fatal, et d’autre part, de ralentir cette catastrophe ou de l’éloigner.

Les contradictions entre solutions locales et globales abondent. Comment concilier urbanisation et gouvernance globale entre la ville-Etat qui devrait montrer son autosuffisance et l’échelle planétaire des problèmes écologiques  ? Comment appréhender le débat inédit d’un parlement élargi à tous les règnes du vivant – l’humain, l’animal 3 et peut-être bientôt les plantes 4 – produit un débat inédit sur la constitution d’une assemblée parlementaire où tous les habitants de la planète ont le droit d’être représentés. (Axe 3)

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Les discours projectifs

Ce vaste répertoire de récits projectifs, s’il peut être qualifié de « discours de l’attente », conduit à interroger le statut qu’il convient d’accorder à l’événement attendu.

Un des objectifs du colloque est de distinguer les discours projectifs de l’utopie de ceux qui sont, d’un côté, divinatoires et prophétiques et, de l’autre, prévisionnels et prédictifs. Une telle approche des discours pose d’ailleurs la question des projections non réalisées  : ces horizons d’attente qui n’ont pas été historiquement attestés donnent lieu à l’explosion d’événements imprévus. La lecture paradigmatique de l’histoire, exercice auquel nous invitait Lotman, devrait tenir compte des futurs contre-factuels (cf. P. Fabbri), incluant les événements équipotentiels du passé qui ne se sont pas réalisés.

 Au-delà du discours scientifique, les petites mythologies du quotidien nous proposent les anticipations particulières des prototypes et des formes de vie qui s’ensuivent, la science-fiction gardant la prérogative de les annoncer (cf. W. Gibson). L’importance accordée aux prototypes ainsi qu’à l’imaginaire de la science-fiction semble relever des anticipations qui s’auto-réalisent. (Axe 4)

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Les utopies de la matière

L’imaginaire des matières proposé par Bachelard accorde un statut particulier aux pâtes, pour leur propriété d’être déformables. Le plastique des années 1950 est en revanche la matière de l’imaginaire dans les Mythologies de Barthes. Une dernière considération sur la matière, peut-être plus actuelle, est celle de « la solution radiochat » proposée par F. Bastide et P. Fabbri.

Le mythe promu par le chat, élu animal totémique du fait des pratiques et du commérage par les réseaux sociaux, s’enracine dans la matière organique du corps. Inscrire l’alerte sur le corps de l’animal, et en faire l’outil de transmission, relève de la manipulation du codage génétique et donc du marquage biologique de la matière vivante. Si le débat sur les relations participatives entre nature et culture, de Descola à Latour, reste ouvert, il faudra questionner également le fondement de l’opposition qui depuis Vernadsky jusqu’à Lotman sépare la biosphère de la sémiosphère. Le recours au codage génétique, l’usage de pratiques rituelles et d’écritures bio-génétiques débouchent sur la fusion entre ce qui relève de la sémiosphère et ce qui est propre à la biosphère. L’écriture des matières organiques, comme l’écriture du génome, conduit à interroger la distinction rassurante entre biologique et culturel.

De plus, outre l’écriture des matières organiques, les nanotechnologies semblent exhiber les caractéristiques du mythe de l’auto-organisation de la matière. Le niveau atteint par les nano-matières pose la question des matières pré-formées. Les conséquences de cette sémiotisation à l’échelle microscopique sont nombreuses et nécessitent une discussion sur les grandes oppositions et les équivalences risquées entre matière atomiques / matières numériques, matières manipulées / matières non-manipulées, matières organiques / matières inorganiques.

Le colloque souhaite explorer la voie d’une sémiotique des matières et revenir, par conséquent, sur la distinction devenue désormais critique entre les masses amorphes pensées au départ par Saussure et Hjelmslev et les masses pré-organisées de ces nouvelles matières. (Axe  5) #

 

Références bibliographiques 

AAVV
– 2015 Guerra per immagini. Dal mito di Cadmo al terrore dell’ISIS, con un contributo di Paolo Fabbri, Rome : Edizioni Universitarie Romane.

Afeissa, Hicham-Stéphane
– 2014 La fin du monde et de l’humanité, Paris : Presses Universitaires de France.

Afeissa, Hicham-Stéphane (dir.)
– 2007 Ethique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Paris : Vrin.

Beck, Ulrich
– 2000 What is Globalization ?, Malden : Polity Press.

Beayaert-Geslin, Anne
– 2015 Sémiotique des objets. La matière du temps, Liège  : Presses Universitaires de Liège.

Blanchot, Maurice
– 1971 « L’Apocalypse déçoit », dans L’Amitié, Paris : Gallimard.

Boia, Lucien
– 1989 La fin du monde. Une histoire sans fin, Paris : La Découverte.

Buell, Frederik
– 2003 From Apocalypse to Way of Life : Environmental Crisis in the American Century, Londres : Routlegdde.

Dauphiné, André,
– 2001 Risque et catastrophes. Observer, spatialiser, comprendre, gérer, Paris : Armand Colin.

Deléage, Jean-Paul
– 1991 Histoire de l’écologie : une science de l’homme et de la nature, Paris : La Découverte.

Descola, Philippe
– 2005 Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines ».

– 2011 L’écologie des autres. L’anthropologie et la question de la nature, Paris : Éditions Quae.

Dupuis, Jean-Pierre
– 2002 Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris : Seuil.

Fabbri, Paolo
– 2014 Yes we zombies can, dans « Le fake » M. Maffesoli (dir.), Les cahiers européens de l’imaginaire, n° 6.

Fontanille, Jacques
– 2015 Formes de vie, Liège :  Presses Universitaires de Liège.

Fontanille, Jacques et Zinna, Alessandro (dir.)
– 2005 Les objets au quotidien, Limoges : Pulim.

Fœssel, Michaël
– 2012 Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Paris : Seuil.

Fourçans, André
– 2002 Effet de serre, le gros mensonge ?, Paris : Seuil.

Greimas, Algirdas-Julien
– 1970 « Conditions d’une une sémiotique du monde naturel », dans Du Sens, Paris : Seuil.

Jameson, Fredric
– 2007 Archéologies du futur. T1 : Le désir nommé utopie, Paris : Max Milo.

– 2008 Archéologies du futur. T2 : Penser avec la science-fiction, Paris : Max Milo.

Lamizet, Bernard
– 2006 Sémiotique de l’événement, Paris : Lavoisier.

Landowski, Eric
– 2003 Passions sans nom, Paris : Presses Universitaires de France.

Latour, Bruno
– 2012 Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes, Paris : La Découverte.

– 2014 « L’Anthropocène et la destruction de l’image du globe », tr. fr. F. Lemonde, dans E. Hache (dir.), De l’univers clos au monde infini, Paris : Dehors, p. 29-56.

Lussault, Michel
– 2013  L’avènement du monde. Essai sur l’habitation humaine de la Terre, Paris  : Seuil.

Marrone, Gianfranco (dir.)
– Semiotica della natura. Natura della semiotica, avec une interview à Paolo Fabbri, Milan : Mimesis.

Nancy, Jean-Luc
– 2012 L’équivalence des catastrophes (Après Fukushima), Paris : Galilée.

Rifkin, Jeremy
– 2014 La nouvelle société coût marginal zéro : L’internet des objets, L’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme, Les liens qui libèrent, Paris.

 

 

 

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Colloque 2016

argumentaire
soumission
organisation
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conférences
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résumés

actes

 


 

 

 

paul-klee_angelusPaul Klee, Angelus novus (1920)


« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. »

— Walter Benjamin, Thèses sur la philosophie de l’histoire

 

 


Axes de recherche

Axe 1. Les idéologies du présent, entre construction des mythologies mineures et démystification.

Axe 2. Les mythes projectifs, des phénomènes de mode et des tendances à la quête des prototypes.

Axe 3. L’utopie politique d’une réunion des règnes du vivant et le problème de leur représentation.

Axe 4. L’imaginaire de la science-fiction dans l’anticipation des prototypes et des formes de vie qu’ils induisent.

Axe 5. La sémiotique des matières et des matériaux, entre préformation, déformation et information.

 


Domaines de recherche

Analyse du discours
Analyse de l’argumentation
Anthropologie
Architecture
Biologie
Design d’objets et de services
Éthologie
Géographie
Histoire
Information et communication
Sociologie des pratiques
Sémiotique du discours
Sémiotique des pratiques, du design et des objets
Sémiotique du projet
Sémiotique des formes de vie


Champs d’application

  • Études de discours (sociologiques, médiatiques, scientifiques)
  • Études d’objets et de services (cas de projets durables)
  • Études de pratiques (de surveillance, etc.)
  • Études de formations sémiotiques 
  • Études de mythes
  • Études de formes de vie

 

La solution radiochat

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Notes:

  1. Agence Nationale pour la gestion des déchets radioactifs.
  2. Le documentaire a été réalisé par B. Huguet et D. Nandy. Il est disponible à l’adresse : < https://vimeo.com/138971483 >
  3. Tom Regan, La philosophie des droits des animaux, tr. David Olivier, Lyon, Françoise Blanchon, 1991.
  4. Michael Marder, Plant-Thinking : A Philosophy of Vegetal Life, Columbia University Press, 2013.