L’obsession de Bacon pour le pape de Vélasquez (II)

II. Le dispositif du méta(auto)portrait

Auteur : Alessandro Zinna


Auteurs cités : L. Alloway / M. Archimbaud / M. Cappock /  H. M. Davies / G. Deleuze / J. Edwards / D. Farson / J. Frémon / M. Leiris / M. Harrison / J. Littell / F. Maubert / Perry Ogden / M. Peppiatt / J. Russell / J. Santolaria / D. Sylvester /


   PARTIE I

Il faut faire maintenant un saut au 7 Reece Mews dans le studio de Bacon. Après la mort du peintre, les reproductions du portrait de Vélasquez demeurent encore dans son atelier de Londres 1. S’il a pu voir une telle image dans le rideau, il l’a aperçue et reproduite grâce à ces illustrations photographiques. Ce visage serait-il visible dans les pages déchirées des catalogues d’art  ? Nous pouvons vérifier directement le degré de présence de la figure dans les reproductions publiés par Martin Harrison 2.

Deux premières pages en noir et blanc ne laissent pas vraiment comprendre s’il était possible de saisir la figure dans le rideau (Fig.10, reproductions n° 1 et 2). Il est clair que la qualité moyenne et la dégradation subie – ainsi que la reproduction de la reproduction que nous voyons ici –, peuvent nous empêcher de percevoir ce que Bacon aurait pu découvrir par ces photographies. Dans une autre image en couleur, celle de gauche, c’est précisément la partie du rideau qui manque (Fig. 10, n° 3)  : presque entièrement déchirée, elle aurait pu avoir le tort de démentir la présence de la figure et d’avoir ainsi subi l’amputation que nous voyons. Une dernière reproduction, en revanche, met bien en évidence la figure cachée car, le contraste, tout en renforçant ses contours, donne du relief à la silhouette (Fig. 10, n° 4). À partir de telles reproductions, on peut soutenir que, s’il est probable que les premières images aient pu laisser Bacon dans l’incertitude, il est tout aussi plausible que l’altération produite par la dernière ait pu le convaincre de la présence du visage hurlant dans le rideau.

Le refus de voir l’original pourrait ainsi s’expliquer autrement : on peut supposer qu’il craignait que le détail de la figure ne soit visible que dans ces reproductions. Il dit à Sylvester que « […] une autre raison était probablement la crainte de voir le Vélasquez réel après toutes mes combinaisons […] » 3. Ce qui, en définitive, justifie l’abondance des reproductions ainsi que l’hésitation à vérifier sa présence dans l’original lors de son séjour à Rome.

*

Un détail reste pourtant à éclaircir. Comment pouvons-nous affirmer que la tête du pape hurlant de 1953 proviendrait-elle de celle cachée dans le rideau de Vélasquez plutôt, par exemple, que des autres éléments du décor  ?

Plusieurs raisons nous portent à soutenir une telle hypothèse  :

  1. Le pape de Bacon est vu lui aussi à travers un rideau ; Bacon semble reprendre la suggestion du tableau qui l’a inspiré  ; en même temps, par cet artifice, il nous indique la position où il faut chercher la figure latente dans le tableau de Vélasquez.
  2. Le visage représenté est visiblement allongé comme l’est celui de la figure qu’on peut entrevoir sur le rideau  ; et cela quand les têtes hurlantes peintes par Bacon, entre 1942 et 1946, ont en revanche une mâchoire large et prononcée.
  3. Enfin, par la solution formelle adoptée, on peut montrer que l’image de Bacon est dérivée directement de la figure latente. Si nous rapprochons les détails des deux tableaux, on peut constater que la déformation du nez est la même que celle qu’on peut voir dans la figure surgissant des plis. La preuve la plus convaincante que Bacon s’en est inspiré provient de la technique employée pour peindre le nez. Regardons de près ce détail (Fig. 11). Dans la figure latente de Vélasquez, le pli constitue un trait plutôt marqué qui commence au dessus du chapeau et se poursuit jusqu’au nez. En le redressant partiellement pour suivre à la verticale le tombé du drap, Bacon essaie de reproduire le même effet de déformation tout en lui faisant traverser le chapeau pour le prolonger jusqu’à la pointe du nez là où, une tache de couleur plus claire, semblable à celle que nous pouvons voir sur le rideau de Vélasquez, descend vers le bas.
  4. Moins directe, une quatrième et dernière motivation nous porte à la même conclusion : nous pouvons nous demander si, une fois apprise, cette technique, consistant à cacher une figure dans le rideau, n’avait pas été exploitée par Bacon lui-même dans son tableau. Au fond, Vélasquez a pu dire la vérité sur le caractère d’Innocent X grâce à la figure cachée dans le décor. Comme le peintre espagnol occulte le caractère colérique d’Innocent X, le pape hurlant de Bacon pourrait cacher, lui aussi, ce que son auteur n’aurait pas pu dire directement.

*

Je suis convaincu que Bacon a trouvé en l’Innocent X de Vélasquez son modèle de peinture bien plus que je ne pourrais le montrer dans cette première étude 4. Ce tableau, d’ailleurs, comprend plusieurs des motifs que Bacon développe dans ses premières œuvres.

Le peintre britannique était séduit déjà par l’idée que les caractéristiques plastiques des objets peuvent générer de nouvelles reconnaissances figuratives car, selon lui, il y a trois écueils à éviter lors de la composition d’un tableau  : l’illustration, l’abstraction et la narration. Ce sont les pièges dans lesquels ne doit pas tomber l’image et entre lesquels se débat le peintre lors de l’exécution d’un tableau. Il est essentiel de retenir que  : i) Bacon échappe à l’illustration grâce à la déformation des figures  ; ii) par ces mêmes déformations il organise un niveau abstrait, capable pourtant de produire d’autres reconnaissances figuratives  ; et, enfin iii) il isole la figure pour éviter la banalité narrative de l’histoire.

Observons maintenant le portrait de Bacon avec la même attention que nous avons consacrée au tableau de Vélasquez (Fig. 12). Regardons en détail ce pape hurlant de 1953. Essayons de vérifier si quelque figure latente est perceptible sur les déformations introduites par le rideau. D’ailleurs, si elle est restée cachée si longtemps, c’est parce que pour la voir, comme dans la figure de Vélasquez, il faut s’exercer à la saisie dans les plis d’une draperie. Ce qui nous a permis de percevoir l’image dans le rideau de l’original nous permettra maintenant de vérifier si une figure semblable se trouve dissimulée dans le rideau de Bacon.

Par la conformation chromatique, la partie droite du portrait se distingue de la gauche. Jusqu’aux trois premiers quarts du tableau, ce sont les parties extérieures des plis du rideau qui sont visibles  : l’ensemble est à dominante claire. Mais dans le dernier quart à droite, la proportion du plissage entre les bandes claires et les bandes sombres s’inverse et le rideau prend ainsi l’apparence d’une zone obscure 5. Le résultat est une nette séparation entre le côté gauche, où se situe le pape, et la zone de droite qui semble superposée à la première. D’ailleurs, laissons glisser notre regard vers le bas, là où les plis semblent se diffuser en une gerbe, et nous voyons au premier plan, les lignes noires descendantes croiser le rayonnement circulaire qui se propage au sol. Or la figure latente est cachée précisément dans cette zone plus sombre.

Sur l’ondulation du rideau, après un entraînement à la saisie perceptive, on peut voir surgir, vu de dos et cadré en plan américain, un garçon nu debout. Dans l’alternance des bandes, les lignes plus claires esquissent un corps délicat à l’allure d’adolescent. Par rapport à l’image latente de Vélasquez, celle de Bacon semble plutôt le résultat d’une projection sur le rideau. Un détail nous indique que le garçon a déjà pénétré dans la zone d’influence du pape : de part et d’autre du trône, les montants et traverses dorées sont au premier plan par rapport au rideau où apparaît la figure monochrome. En regardant maintenant les deux figures on s’aperçoit que la silhouette mince aux fesses rebondies et haussant les épaules est disposée devant le religieux. Cette présence fait sortir d’emblée le pape de son isolation. L’apparition métamorphose la représentation d’un religieux solitaire. Une relation narrative vient maintenant s’instaurer entre l’adulte et le garçon  : le pape semble crier dans la direction du jeune homme nu. La scène se transforme en une domination verbale.

*

Avant d’exposer les motivations qui nous induisent à privilégier la piste d’un rapport entre un pape dominant et un garçon dominé, il faudra répondre à une autre objection tout à fait légitime : pour quelle raison une telle image ne pourrait-elle pas être considérée comme une illusion ou un effet dû à l’alternance des plis et replis du rideau  ? Et, surtout, pouvons-nous fournir d’autres preuves de la volonté de représenter une telle figure  ?

Non seulement la technique de camouflage est semblable à celle que nous avons déjà relevée dans le portrait de Vélasquez – dont, rappelons-le, le tableau de Bacon est une variante – mais on peut aussi voir une tentative de produire une telle image dans deux peintures représentant un homme nu en train de passer dans l’ouverture d’un rideau (Fig. 13 et Fig. 14). Réalisées quelques années auparavant, ces deux toiles sont Sans titre (Figure au bras levé, 1949, inachevé) et Étude d’après le corps humain (1949).

Il faut donc constater qu’au moment où Bacon peint Tête VI (1949), la dernière de la série des têtes – ainsi que le premier pape hurlant – il peint aussi des garçons nus en train de pénétrer l’espace qui s’étend au-delà du rideau. L’atmosphère de ces deux tableaux – celle du dernier en particulier – demeure très mystérieuse : on entrevoit des détails géométriques qu’on ne parvient pas à identifier. L’hypothèse est que derrière le rideau se trouve le pape et que les tableaux de cette période offrent deux points de vue différents sur une même scène. Pendant les années 1950, le rideau constitue le plus souvent la barrière qui sépare les deux espaces où sont distribuées les figures, mais il est, en même temps, le seuil qui délimite cette scène selon le point de vue choisi pour la représenter. Cette scène de référence serait en définitive celle que nous entrevoyons dans le portrait de 1953.

*

En 1971 Bacon peint un dernier tableau de la série des papes : Étude pour le pape rouge (Fig. 15). Il s’agit d’une seconde version d’un tableau précédent, Étude d’après Innocent X de 1962.

L’identité des personnages, dans cette dernière toile de la série des papes, est donnée par ressemblance et leur distribution atteste clairement qu’un changement s’est produit ne serait-ce que par la position des figures  : reconnu et apprécié comme peintre, Bacon a pris désormais la place qui était réservée au pape. Assis sur le trône, il se regarde dans le miroir où il voit réfléchie l’image de son alter-ego qui a pris l’apparence de son amant George Dyer. Le dispositif, occulté auparavant dans le tableau de Vélasquez et dans le pape de 53, apparaît ici clairement  : à l’endroit où le peintre espagnol avait disposé le rideau et la figure latente, il y a un miroir concave et un personnage debout 6. D’ailleurs, la ficelle devant le visage de Dyer semble indiquer que ce miroir est apparu grâce à l’ouverture d’un rideau.

De fait, dans les trois tableaux, le rideau et le miroir se trouvent toujours à la droite du personnage visible et, dans chaque cas, ils contiennent la deuxième figure, qu’elle soit cachée ou mise en évidence. Par le déploiement des tableaux, on peut imaginer l’existence d’un diagramme, au sens que Deleuze accordait à ce mot  : un élément abstrait qui fait évoluer les relations entre les figures 7. Suivant les événements biographiques, le dispositif du rideau-miroir organise les relations d’identité/altérité ou les rôles de dominant/dominé les disposant d’un côté ou de l’autre. D’ailleurs le rideau de Vélasquez joue déjà le rôle d’un miroir potentiel : d’un « il » visible, il réfléchit son double caché et hurlant. Bacon en revanche, peint dans son pape un « il » hurlant, tout en occultant une figure dont il ne fournit pas l’identité et en lui attribuant le rôle de dominé. Le pape rouge, enfin, nous propose un double portrait : deux figures identifiables comme un pape-Bacon – donc un « moi » dominant – et face à lui, l’image d’un « il » dominé aux apparences de Dyer. Les biographes confirment les attitudes masochistes dans son rapport avec Peter Lacy, l’amant des années 1950, ainsi que les attitudes dominantes envers George Dyer, l’amant qui lui succède pendant les années 1960 et le début des années 1970 8. S’agissant pourtant d’une image dans le miroir, cette altérité de Dyer est ramenée à l’identité du « moi ».

L’Étude pour le pape rouge devient, à rebours, la clé de lecture des tableaux précédents : elle dévoile l’existence du diagramme rideau-miroir, mais elle permet aussi d’attribuer une identité à la figure cachée car, par l’inversion des rôles de dominant/dominé, on peut supposer qu’auparavant Bacon aurait pu occuper la place de l’adolescent dans l’Étude de 1953. Une manière élégante de nous suggérer que ‘celui qui un jour se trouvait de l’autre côté, le jeune homme faisant face à un religieux hurlant, c’était moi et, maintenant que les positions se sont inversées, je me vois dans Dyer comme dans un miroir’.

*

Bacon a dit un jour qu’on ne pouvait pas parler de la peinture par les mots, mais il n’a pas précisé si l’on pouvait y arriver par la peinture. Il se limite à enregistrer l’échec de la parole face à l’image. Nous pouvons être certains que s’il avait voulu en parler, il l’aurait fait par la peinture. C’est précisément ce qui s’est produit avec le portrait d’Innocent X. Nous pouvons maintenant avancer quelques observations sur l’interprétation de son tableau le plus énigmatique.

Tout en faisant semblant d’en composer des variantes, Bacon propose une critique du chef d’œuvre de Vélasquez, mais en même temps, il se l’approprie pour parler de lui-même. Par le rideau semi-transparent, disposé devant l’image du pape hurlant, le portrait de 1953 explicite le thème caché derrière le rideau de l’Innocent X  ; mais, à son tour, en occultant la figure de l’adolescent dans la partie opaque, il dissimule la relation qui relie le religieux au garçon nu. Avec la clé de lecture fournie par Le pape rouge (1971), cette narration du portrait de 1953 semble saisir deux moments de la vie du peintre  : le premier, au présent, faisant référence à sa condition de dominé par Peter Lacy  ; le second, remontant à un passé lointain, nous parle d’un jeune « je » nu et soumis à une figure assise 9. Le sentiment de nous trouver devant une énigme, celle qui se dégage de son pape le plus sulfureux, serait-il le résultat de ce dispositif qui cache et dévoile une narration autobiographique  ? Y aurait-il, dans son œuvre, d’autres représentations plus ou moins évidentes d’un garçon nu et dominé par un religieux  ?

*

Par le recours à un dernier tableau, lui aussi du début des années 50, une dernière preuve – la plus étonnante et inattendue –, vient confirmer cette hypothèse.

Composé l’année précédente, Étude pour un nu accroupi (1952) propose un troisième homme nu disposé cette fois-ci derrière le rideau (Fig. 16). De fait, il se trouve dans la même cage que le pape de 1949 et plus tard de celui de 1953. Mais surtout, comme l’a montré récemment Jonathan Littell, ce tableau confirme la volonté de mettre en scène une relation de domination entre deux figures : une visible et l’autre invisible.

À propos du tableau, l’écrivain fait cette première surprenante découverte  :

[…] Bacon s’est amusé à cacher un pape monochrome dans son Étude pour un nu accroupi de 1952. Je l’ai remarqué tout à fait par hasard […] je reculai, […] et la lumière tout à coup l’éclaira de telle manière qu’en le regardant de biais, sans trop y faire attention, je vis ce pape qui flotte dans l’espace strié sur la droite du tableau. Quand on regarde la toile sous une lumière normale, de face, ou en reproduction, on voit seulement à cet endroit une masse grise, directement au-dessus d’une tache noire  ; mais si l’on s’accroupit pour regarder vers le haut on peut nettement discerner le visage, les yeux et la bouche de la figure, facilement identifiable grâce à sa barrette ronde et les plis obliques de sa mosette, le tout peint en gris, en quelques traits 10.

Limitons-nous à constater qu’un homme nu, attaché à une structure métallique, se trouverait exposé au regard d’un pape : peint lui aussi en monochrome comme la figure au rideau de 1953 et caché encore une fois dans le rideau-miroir à la droite du personnage visible. Observons, au passage, qu’une telle figure se trouve dans un dispositif de cadrage contourné par une ligne blanche (Fig. 17) 11.

Redonnons la parole à Littell pour un dernier commentaire sur la relation qu’instaure la présence de ce pape invisible face au garçon nu  :

La structure d’encadrement blanche indique clairement que ce pape fait face à la figure accroupie, le « sujet » apparent du tableau, et sa présence donne un tout autre sens à cette pose, c’est une pose de soumission, celle de l’esclave nu devant son maître, de l’enfant nu devant son père. Il ne s’agit pas d’un repentir, ni d’une version primitive mal effacée, et Bacon, qui à cette époque cherchait encore son chemin et à ma connaissance n’a jamais répété le procédé, en a une fois parlé à mots couverts 12.

Bien que selon Littell, Bacon n’ait pas répété ce procédé, on voit qu’à personnages inversés, il s’agit de la même scène narrative et de la même technique qu’on vient de relever dans la variante du pape hurlant de 1953 13.

Après la découverte de Littell, il faut se rendre une dernière fois au 7 Reece Mews, car une autre surprise, concernant les reproductions de ce tableau, nous attend dans le studio de Bacon  : comme pour le portrait d’Innocent X, les incunables du Nu accroupi (1952) étonnent par leur quantité (Fig. 18) 14.

Bacon avait l’habitude de garder des reproductions de ses tableaux, mais, dans le cas de ce portrait, il en possédait une quantité dont il est difficile de justifier la présence sans soupçonner d’autres motivations liées à la composition de la représentation. Leur présence met ces incunables directement en parallèle avec ceux du portrait de Vélasquez. La raison d’une telle collection est probablement la même que celle relevée auparavant pour le tableau du peintre espagnol. Mais cette fois-ci, les rôles sont inversés : sachant ce qu’il a caché dans le cadre blanc, il essaie de voir ce qu’on peut encore percevoir par les reproductions.

Laissons conclure Littell qui, à son tour, termine sa réflexion donnant la parole au peintre lui-même  :

FB « Dans Étude pour nu accroupi j’ai essayé de rendre les ombres tout aussi présentes que l’image. D’un drôle de façon, et bien que je déteste le mot, nos ombres sont nos fantômes » 15.

Les ombres monochromes, celles du pape de 1952 et du garçon de 1953, seraient ainsi des fantômes de l’événement, réel ou imaginaire, qui obsède son auteur 16. Dans la collection d’images du livre Francis Bacon de John Russell, les portraits de 1952 et celui de 1953 sont montés en vis-à-vis. La sensibilité du critique envers la peinture de Bacon, s’aperçoit par ce choix ainsi que par cette phrase, coupée et adaptée à l’occasion, pour en faire ressortir l’intuition  :

Les grands tableaux seraient, en ce sens, ceux qui contiennent tous ceux qui les ont précédés. Ils produisent une image immédiate et une image adjacente, projettent une ombre sur le passé […] 17.

Cet événement, rendu narratif par les ombres du passé, montre un garçon nu soumis par un religieux. Par des voies moins directes, qui échappent à la simple ressemblance, l’Étude d’après le portrait du pape Innocent X (1953) – comme bien d’autres toiles de Bacon – se révèle un méta-portrait autobiographique. L’image latente lui sert à cacher la narration plus personnelle qui se dégage une fois qu’elle est reconstruite et mise en relation avec la figure visible.

publié le 28/01/2015

 


imagothèque :
Les papes de Bacon 


Mots clés : Vélasquez / Bacon / dispositif / image latente / autoportrait / métaportrait /


 

Résumé : Saisie dans le portrait de Vélasquez, la technique de la figure latente est dévoilée et reprise dans l’Étude d’après le portrait du pape Innocent X (1953). Le tableau cache à son tour la figure d’un garçon dans les plis du rideaux. Un dispositif se dégage alors par la distribution de la figure visible à gauche et celle latente camouflée et disposée, dans les deux portraits, sur la droite. Une dernière variante, l’Étude pour le pape rouge de 1971, dévoile la présence de cette figure et confirme l’existence d’un dispositif rideau-miroir. Ce dernier tableau devient la clé de lecture qui permet d’avancer l’hypothèse selon laquelle la figure latente de 1953 est un autoportrait de Francis Bacon.


Images :  Fig. 10

Quatre reproductions de l'Innocent X provenant du studio de Bacon
Quatre reproductions de l’Innocent X provenant du studio de Bacon

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 11

Comparaison entre la tête latente du rideau de l'Innocent X et la variante de Bacon
Comparaison entre la tête latente du rideau de l’Innocent X et la variante de Bacon

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 12

Francis Bacon, 
Étude d'après le portrait du pape Innocent X de Vélasquez (1953)
Francis Bacon, 
Étude d’après le portrait du pape Innocent X de Vélasquez (1953)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 13

Francis Bacon, Sans titre (Figure au bras levé, 1949 c.)
Francis Bacon, Sans titre (Figure au bras levé, 1949 c.)

 

Fig. 14

Francis Bacon, Étude d’après le corps humain (1949)
Francis Bacon, Étude d’après le corps humain (1949)

 

 

 

 

 

Fig. 15

Francis Bacon, Étude pour le pape rouge 1962 (1971)
Francis Bacon, Étude pour le pape rouge 1962 (1971)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 16

Francis Bacon, Étude pour un nu accroupi (1952)
Francis Bacon, Étude pour un nu accroupi (1952)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 17

Détail fig. 15
Détail fig. 15

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fig. 18

Reproductions fig. 15
Reproductions fig. 15

 

 

 

 

 

 

Notes:

  1.  7 Reece Mews : Francis Bacon’s Studio, Foreword by John Edwards, Photographs by Perry Ogden, Thames & Hudson, London, 2001, pp.120. Voir aussi Margarita Cappock : Francis Bacon’s studio, Merrell, London, 2005, pp. 239.

    ______

  2.  M. Harrison : Francis Bacon : La chambre noire. La photographie, le film et le travail du peintre, Actes sud, Arles 2006, pp. 256. Voir aussi M. Harrison (éd.) : Francis Bacon : News Studies. Centenary Essays, Steidl, Göttingen, 2009, pp. 272.
    ______
  3.  D. Sylvester, op. cit. (note 2), p. 44.
    ______
  4.  Cette recherche est une synthèse d’une étude plus étendue sur la peinture de Bacon entre 1947 et 1953.
    _______
  5.  Sylvester fait remonter à Lawrence Alloway l’indication de la transparence du rideau l’attribuant au Portrait du cardinal Filippo Archinto de 1558, voir D. Sylvester : Francis Bacon à nouveau, André Dimanche, Marseille, 2006, p. 52.
    ______
  6.  Le dispositif semble tenir compte des peintures de Vélasquez où apparaît un miroir  : en particulier Las Meninas et la Vénus au miroir.
    ______
  7.  G. Deleuze : Logique de la sensation, La différence, Paris, 1981, pp. 65-71.
    ______
  8.  M. Peppiatt : Francis Bacon in the 1950s, Sainsbury Centre for Visual Art, Norwich, 2006, pp. 200.
    ______
  9.  Dans la succession des trois tableaux on peut voir alors, en séquence, un portrait  ; un méta-portrait  ; et, enfin, un méta-autoportrait éclaircissant les deux tableaux précédents.
    ______
  10.  J. Littell :Triptyque. Trois études pour Francis Bacon, Gallimard, Paris, 2011, p. 37.
    ______
  11.  D. Sylvester, op. cit. (note 2), p. 43.
    ______
  12.  Littell, op. cit. (note 25), p. 37.
    ______
  13.  Oublions l’équivalence sous-entendue entre le « pape » et  le « papà », suggérée déjà par Sylvester et à laquelle, à mon avis, il ne faut pas donner plus d’importance qu’à une fausse piste capable de détourner l’attention de la référence plus vraisemblable. Dans l’interview à Sylvester un passage nous donne une idée de ce que Bacon pensait de cette interprétation : DS « Pensez-vous que votre envoûtement pour cette œuvre avait quelque chose à voir avec vos sentiments envers votre père ? » FB « Je ne suis pas tout à fait sûr de comprendre ce que vous dites. » DS « Eh bien, le pape est il papà ». FB « Eh bien, je n’y ai certainement jamais pensé de cette façon. […] ». D. Sylvester, op. cit. (note 2), p. 77. Ailleurs, après avoir encore une fois exposé l’équivalence entre « pape » et « papà », Sylvester ajoute un dernier détail, à mon avis le plus important  : « Une fois seulement, il s’est laissé aller à me dire que son obsession était ‘comme celle d’un écolier qui a le béguin pour son professeur […] », D. Sylvester, op. cit. (note 20), p. 44. Dans sa biographie, Michael Peppiatt décrit ainsi les années d’apprentissage du jeune Francis  : « […] ses parents ont confié son éducation hétéroclite à un curé de campagne […] », M. Peppiatt : Francis Bacon, Flammarion, Paris, 2004, p. 30. Le professeur de Bacon était donc un religieux (clergyman, dans l’original anglais).
    ______
  14.  Il s’agit de la preuve de l’importance de la publication de ces incunables par M. Harrison : op. cit. (note 9), pp. 60-61.
    ______
  15.  Littell, op. cit. (note 25), p. 37.
    ______
  16.  Bacon donne encore une description de ce tableau et indirectement, il confirme, non seulement la présence d’une autre figure, mais aussi du dispositif du rideau-miroir  : DS « Il y a quelques reproductions de vos propres tableaux parmi les photos éparpillées dans l’atelier. Les regardez-vous parfois, quand vous êtes au travail ?’ FB « Oui, je le fais très souvent. Par exemple, j’ai essayé de me servir d’une image que j’ai faite vers 1952 et essayé de la faire dans un miroir, de manière telle que la figure est accroupie devant sa propre image. » D. Sylvester, op. cit. (note 20), p. 43. Bacon traite la relation de domination, celle relevée par Littell, comme une relation identitaire d’une figure au miroir. Par la description du tableau de 1952, on voit bien, dans l’imaginaire de Bacon, la réversibilité du dispositif rideau-miroir ainsi que celle de la relation domination-identité.
    ______
  17.  J. Russell : Francis Bacon, Thames & Hudson, Paris, 1994, p. 46.
    ______